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PHILIPPE-JEAN CATINCHI | Le Monde - 22/4/2005
Loin du panache d'Arcole ou d'Austerlitz, le jeune
sous-lieutenant Frédéric Glüntz découvre en Espagne l'horreur de la
guerre. Dans son premier roman, aujourd'hui traduit en français, Arturo
Pérez-Reverte s'attache à éradiquer le germe romantique de l'héroïsme.
Quand il arrive, des rives du lac de Côme, pour participer à la geste
napoléonienne, dont le retour de l'île d'Elbe ouvre l'ultime chapitre,
Fabrice del Dongo a plus d'enthousiasme que de discernement. Du combat
qui se déroule sous ses yeux, dans la plaine de Waterloo, il ne saisit
pas grand-chose. D'autres gloires attendent ailleurs le héros de La
Chartreuse de Parme... Ce n'est pas le cas pour le jeune sous-lieutenant
au 4e hussards Frédéric Glüntz, qui a quitté Strasbourg et la gracieuse
Claire Zimmermann dont le souvenir l'accompagne dans une Espagne aride,
pour le service de l'empereur, quelques années plus tôt.
1808. Maladroit par méconnaissance d'un peuple qu'il pense aussi
souple que ses souverains sont inconsistants, Napoléon doit s'assurer
par la force des armes un royaume qui refuse en bloc toutes les
innovations, dynastiques ou philosophiques. A la bravoure et au panache
qui font résonner Arcole ou Austerlitz comme creusets d'un héroïsme
nouveau, succède le temps de la guérilla, embuscades et guets-apens
appelant les représailles, en une inhumaine escalade. "Blanc-bec" dont
l'assurance crâne séduit les vétérans, Frédéric se demande encore ce qui
se joue dans l'assaut, interroge son compagnon Michel de Bourmont qui
a, lui, déjà tué. "C'est un peu comme si le monde cessait d'exister
autour de toi... L'esprit et le coeur travaillent à toute vitesse,
unissant leurs efforts pour porter le coup qu'il faut à l'endroit qu'il
faut... C'est ton instinct qui guide tes coups. " Quand l'adversaire
n'est plus qu' " un autre sabre qui s'agite en l'air en cherchant ta
tête, et tu dois l'éviter en étant plus habile, plus rapide et plus
précis que lui".
Frères d'armes unis par une même aspiration, Glüntz et Bourmont se
soutiennent et se félicitent de leur mérite mutuel. Frédéric "se sentait
soudé à son ami par quelque chose de plus puissant que les liens de
camaraderie qui peuvent s'instaurer entre deux jeunes sous-lieutenants
d'un même escadron. Tous deux avaient en commun un serment irrévocable :
la soif de gloire".
A l'heure du combat - un baptême du feu pour le jeune officier - rien
ne l'en distrait. "La gloire. Le mot lui revenait tout le temps à
l'esprit, il affleurait presque à ses lèvres. Frédéric aimait la musique
de ces six lettres. Elle avait quelque chose d'épique, elle planait
au-dessus de tout le reste." Paradoxalement elle semble contagieuse :
"Frédéric savait que depuis des temps immémoriaux l'homme s'était battu
contre ses semblables pour des raisons souvent matérielles et immédiates
: la nourriture, les femmes, la haine, l'amour, la richesse, le
pouvoir... Ou même simplement parce qu'on le lui commandait et, fait
étrange, la peur des punitions se superposait fréquemment à la peur de
la mort qui pouvait le guetter dans la guerre. A maintes reprises, il
s'était demandé pourquoi des soldats aux sentiments grossiers, peu
enclins aux motivations d'ordre spirituel, ne désertaient pas en plus
grand nombre." Une soif que la réalité, cruellement opiniâtre, se charge
d'éteindre en un seul jour.
Fallacieux idéalisme
Dans Le Hussard, son premier roman - la version originale date de
1983, mais l'écrivain, qui vient de récupérer les droits d'un texte dont
l'édition l'avait laissé insatisfait, l'a repris -, Arturo
Pérez-Reverte s'attache à éradiquer le germe romantique de l'héroïsme.
Reporter de guerre, il n'a pas encore choisi de se consacrer à la
littérature, mais, recru d'horreurs, il entend pulvériser le fallacieux
idéalisme d'une jeunesse aveuglée par la gloriole. Foin des uniformes
rutilants, des charges caracolantes et des nimbes solaires. Durant les
quelques heures du récit, le temps vire de l'incertain ("Les sabots des
chevaux arrachaient des mottes de terre mouillée qui rejaillissaient sur
les cavaliers suivants. En un sens, Frédéric préférait cela à la
poussière qui s'élevait d'une terre trop sèche, faisant suffoquer
cavaliers et montures et brouillant la vue pendant la marche") à
l'exécrable ("Ainsi, c'était cela. De la boue aux genoux et du sang sur
le ventre, la stupéfaction peinte sur les traits des morts, des cadavres
dépouillés, de la pluie et des ennemis invisibles dont seule la fumée
de leurs tirs indiquait la présence. La guerre anonyme et sale. Il n'y
avait pas la moindre trace de gloire sur le soldat qui gémissait, la
tête bandée et la figure dans les mains, ni sur l'autre blessé qui
contemplait ses tripes répandues comme on formule un reproche"). Le
climat adapté à la boucherie.
"L'univers apparaissait à Frédéric plus sombre que jamais dans cette
journée (...). Un moment, il voulut imaginer que tout aurait été
différent si, au lieu de cette voûte grise, de la pluie et de la boue
qui commençait à se former sous les jambes de Noirot, la terre avait été
sèche, le ciel bleu et le soleil éclatant. Mais il ne put s'accrocher
longtemps à cette idée ; même un jour lumineux du printemps le plus
radieux n'aurait pu adoucir l'horreur des images qui jalonnaient le
chemin de Frédéric vers la gloire."
Avec une science consommée, Pérez-Reverte compose un lamento déchirant
sur la nocive illusion qui alimente les festins du Moloch moderne.
Naguère choléra métaphorique pour un autre hussard (l'Angelo de Giono),
la guerre est ici peinte en pleine gloire. Vaine et terrible. Toile de
maître pour la Galerie des batailles.